Julie Trémouilhe Julie Trémouilhe

/miniʃifu/

Ils volent plus vite que la vitesse de la lumière parce qu’ils n’ont plus de masse intrinsèque. Ils ne sont plus que des lettres qu’on prononce mal dans le parlophone du drive-in. Une portion de chicken wings s’il vous plait.

© Julie Trémouilhe


Tu te demandes si la position de l’assiette dans l’espace-temps de ton lave-vaisselle peut impacter le cône de lumière future de l’événement P. Tu lis Stephen Hawking qui dit Newton et Einstein blablabla et tu deviens folle. Tu changes trois fois l’assiette de place. Tu commandes des chicken wings. C’est ce qu’il préfère. Tu comptes. Au moins deux poulets par portion. Cinq pièces sur une base de deux ailes deux cuisses ça fait au moins deux bêtes. Sauf s’il pousse plus d’ailes ou de cuisses aux poulets des chicken wings. Ça t’étonnerait à peine. Tout est relatif. Tu comptes mais tu t’en fiches. Tu tuerais tous les poulets d’élevage à mains nues pour sauver ta bête si tu pouvais. Si leur mort dans le cône de lumière passée pouvait changer la donne. Mais tu refais les calculs et rien. Ils volent plus vite que la vitesse de la lumière parce qu’ils n’ont plus de masse intrinsèque. Ils ne sont plus que des lettres qu’on prononce mal dans le parlophone du drive-in. Une portion de chicken wings s’il vous plait.
S’il vous plait je répétais en crachant sur la borne métallique. Je voulais expliquer que les ombres n’avaient pas de masse. Alors elles ricochaient sans âge dans ce qui avait été puis se projetaient plus loin sur l’ellipse, là où nos yeux lourds ne peuvent pas voir. Moi je touchais je touchais j’empilais mon corps je pesais pendant qu’elles volaient je grattais le vernis pour décoller. Je serrais mes mains autour des bras ridés et des regards perdus qui ne me reconnaissaient pas. Il y avait d’autres planètes mais sur celles-là je n’aurais pas pu replier les images les unes sur les autres et faire faire l’amour aux ombres les mettre petites grosses fatiguées dansantes affairées dans des armoires grinçantes. Je n’aurais pas pu leur sauver la vie.
On t’aurait sauvé la vie. On serait monté dans le vaisseau. Le chat et moi. Des tonnes de chicken wings lyophilisés dans le compartiment bouffe. On aurait tourné en orbite loin du centre de la Terre et on aurait vieilli au ralenti. Le truc qui mange tes molécules de l’intérieur aurait mâché si lentement qu’on aurait pu danser danser danser comme on a toujours fait ta patte sur mon index ta tête dans mon cou tout ton corps à l’envers qui estomaque les gens. On aurait valsé sur la plus lente des pulsations. On aurait eu chaud parce que là tout en bas ils disaient c’est demain le véto c’est la fin. Mais nous on aurait enculé la mort toutes griffes dehors parce que demain c’est relatif.
Tu lis encore. Chaque fois que tu tentes d’imaginer un monde sans lui tu sens la masse du trou noir s’effondrer sur elle-même dans ta gorge. Tu sais qu’on meurt que les hommes meurent que les chats meurent mais pas lui. Lui ne meurt pas dans l’histoire de ta tête et tu t’aperçois un peu tard que tu n’as jamais émis l’hypothèse. Tu dessines des schémas. Tu cherches où placer le point du chat. Tu écoutes des chansons qui disent qu’on reste dans le cœur à jamais. Tu te demandes où va ta bête. Tu relis. « L’ailleurs » est la région de l’espace-temps qui ne s’étend dans aucun des cônes de lumière – passée ou future – de P[1].
Je trempais le bout du doigt dans le lait et je le frottais sur tes babines. Je le trempais dans la nourriture liquide. Dans les restes des restes broyés des bêtes qu’on ne voulait pas sauver assez. Je courais tard dans la journée acheter tous les sachets les tubes protéinés les fontaines à eau. Je priais des dieux auxquels je ne croyais pas de faire des miracles auxquels je ne croyais plus. Je me glissais sous le lit. Je tendais les assiettes. Je mixais le jambon. Je te portais. Je te portais. Je te portais. Je te plaçais ta patte sur mon index ta tête dans mon cou tout ton corps à l’envers qui estomaque les gens. Je te montrais comme on dansait dansait dansait comme on a toujours fait. Je passais un gant de toilette humide dans tes poils blancs comme si j’étais ta mère et que je te lavais. Je ne savais plus parler quand on me demandait pour toi. Je ne savais pas dire que tu étais l’amour. Que ça faisait dix ans. Que c’était plus long que la trajectoire des hommes dans mon référentiel. Je fermais la porte à clé puis je tirais dessus pour vérifier. Je retournais vérifier. Je retournais vérifier. Je ne faisais pas confiance à mes yeux. À ma raison. Les tocs revenaient. Je faisais pipi. Trois secondes plus tard je faisais pipi. Je retournais. Je retournais encore aux toilettes pendant que toi tu n’allais plus dans la litière. Je buvais toutes les bières. Tu refusais toujours le lait. Je mangeais tes chicken wings. Je m’en voulais de toutes les fois où je t’avais chassé loin des assiettes. Le souvenir de ton corps énergique s’amenuisait en même temps que toi. Sous les poils longs qui trompaient les os je sentais toutes les arêtes les crêtes les articulations. J’imaginais le monstre à mille pattes qui phagocytait tout ce qui te tenait debout et je voulais tuer. Je criais que dix ans ce n’était pas assez. Ce n’était pas la promesse. C’était passé trop vite. En une seconde ou presque. On me disait c’est relatif. C’était passé plus vite que trois cent mille kilomètres. Tu dormais en boule à 0,000000003335640952 seconde de moi.
Tu lis l’explication de la plus célèbre équation de l’univers. Ça parle de l’équivalence de la masse et de l’énergie. Tu regardes le corps décharné de ta bête qui se déplace en zigzags qui peine à quitter le niveau zéro au-dessus de la mer même si c’est pour s’élever de vingt petits centimètres. Faut pas être Einstein pour capter.
On aurait ralenti le temps tellement qu’on l’aurait figé l’espace d’on ne sait pas combien de quoi. Puis on aurait changé le sens. Les livres ça disait que la gravitation n’était pas la force mais la conséquence de la masse et de l’énergie d’un truc sur l’espace-temps. Ça ne disait pas pourquoi un sens et pas l’autre. Ou bien on n’avait pas lu jusque-là. Alors on aurait joué à remonter le fil. Ton corps aurait gonflé doucement jusqu’à arrondir tous les angles sous la peau. Les cacas d’œil seraient revenus s’agglutiner près de l’iris bleu. Tu aurais griffé mes jeans pour demander une portion extra large s’il vous plait. Je t’aurais retrouvé sur mon lit sur mon bureau la tête contre mon avant-bras la patte sur mes doigts pendant que j’essayais de taper des mémoires et avaler des cours. Je t’aurais retrouvé sur mes vêtements. En apesanteur dans le filet qui t’empêchait de tomber du balcon. Dans les pattes de ton frère. Sur le fauteuil zébré. Dans le parking. Puis la toute première fois sur le siège avant de la voiture de maman. J’aurais caressé et caressé encore ton tout petit corps. Tu aurais mordu mes bracelets en attrapant un peu de la peau du poignet. Je t’aurais appelé à l’infini /miniʃifu/ /miniʃifu/ /miniʃifu/ /miniʃifu/ miniʃifu/ /miniʃifu/ /miniʃifu/ /miniʃifu/ /miniʃifu/ /miniʃifu/ /miniʃifu/ /miniʃifu/ /miniʃifu/ /miniʃifu/ /miniʃifu/ /miniʃifu/ /miniʃifu/ /miniʃifu/ /miniʃifu/ /miniʃifu/ miniʃifu/ /miniʃifu/ /miniʃifu/ /miniʃifu/ /miniʃifu/ /miniʃifu/ /miniʃifu/ /miniʃifu/ /miniʃifu/ /miniʃifu/ /miniʃifu/ /miniʃifu/ /miniʃifu/ /miniʃifu/ /miniʃifu/ /miniʃifu/ miniʃifu/ /miniʃifu/ /miniʃifu/ /miniʃifu/ /miniʃifu/ /miniʃifu/ /miniʃifu/ /miniʃifu/ /miniʃifu/ /miniʃifu/ /miniʃifu/ /miniʃifu/ /miniʃifu/ /miniʃifu/ /miniʃifu/ /miniʃifu/ miniʃifu/ /miniʃifu/ /miniʃifu/ /miniʃifu/ /miniʃifu/ /miniʃifu/ /miniʃifu/ /miniʃifu/ /miniʃifu/ /miniʃifu/ /miniʃifu/ /miniʃifu/ /miniʃifu/ /miniʃifu/ /miniʃifu/ /miniʃifu/ miniʃifu/ /miniʃifu/ /miniʃifu/ /miniʃifu/ /miniʃifu/ /miniʃifu/ /miniʃifu/ /miniʃifu/ /miniʃifu/ /miniʃifu/ /miniʃifu/ /miniʃifu/ /miniʃifu/ /miniʃifu/ /miniʃifu/ /miniʃifu/ miniʃifu/ /miniʃifu/ /miniʃifu/ /miniʃifu/ /miniʃifu/ /miniʃifu/ /miniʃifu/ /miniʃifu/ /miniʃifu/ /miniʃifu/ /miniʃifu/ /miniʃifu/
Tu regardes le chat longtemps pour imprimer l’instant sur tes pupilles. Il est là même s’il décolle déjà. Il est vivant maintenant. Tu étouffes le mot maintenant. Tu l’enlaces avec ta masse ton énergie ta force. Maintenant. Tu te penches sur la tête de ta bête. Dans son oreille sombre tu murmures t’inquiète pas le chat, il doit te rester quelques vies. T’inquiète pas mon cœur mon petit cœur mon bébé ma loutre t’inquiète pas. Mais tu ne sais pas comment on dit au revoir dans cette vie-ci.

Je ne savais pas comment dire au revoir à cette vie-là.

On n’aurait pas dit au revoir.


[1] Stephen Hawking, Une brève histoire du temps : du Big Bang aux trous noirs, traduit de l’anglais par Isabelle Naddeo-Souriau, Éditions Flammarion, 2008, p. 49

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Julie Trémouilhe Julie Trémouilhe

Crépi Blanc

Un mur de crépi blanc et tout contre, un petit espace de terre où l'herbe ne repousse pas.

Un mur de crépi blanc et tout contre, un petit espace de terre où l'herbe ne repousse pas. C'était l'endroit du chat, là où l'on cueille les premiers rayons du soleil. En face les champs, l'herbe et sa rosée. Mais le chat n'y est plus. Pourtant chaque année, aux petites heures du jour, je fais le tour, je m'assieds à la place du chat et je me demande si quelqu'un d'autre a déjà contemplé ça comme ça.

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Lutter libre

Tu claqueras la porte de chez eux, puis dans la rue tu sortiras la cape bleue. Tu masseras les muscles, tu déploieras les membres comme font les chats au soleil quand ils n’attrapent pas les oiseaux. Tu seras le félin et l’envol. Tu fermeras tes yeux tout peinturlurés, tu chasseras les odeurs de peau et de préservatif qui te collent aux narines puis tu penseras à moi. Tu te mettras à rêver du dernier round. Celui qui remue le chaos.

© Julie Trémouilhe


Je mets la cape bleue les jours de grande bataille. Parfois tu sais d’avance que tu seras sur le ring, d’autres fois ça te prend par surprise. T’as pas toujours le temps de te maquiller la face assez pour qu’on sache pas que tu rougis, que t’es livide ou que tes yeux sont dans le vide. T’as capté. Quand t’es prévenue t’enfiles tout ce que tu peux. Ça les fera rire cette phrase. T’inquiète. C’est une tactique aussi, tu les fais rire pour pas qu’ils entendent ce que t’as au fond de la voix. Dans le sifflement de ton bec. Tu passes un habit cousu d’efforts invisibles pour mordre sur ta chique. Ouais, je me balade comme ça. Les breloques qui tintent. Les gribouillis partout. Le sourire jusque dans les cils. Tant que t’as la cape, tu crois que tu peux voler au-dessus de la connerie. Je dis pas, y a des jours, c’est ton merdier à toi que t’essaies d’enjamber. Tu sais plus très bien si tu donnes les coups ou si t’encaisses depuis des années. Un peu des deux. Tu rêves qu’on te donne le scénario et qu’on te dise si t’es la gentille ou la méchante, c’te fois. Si t’es bonne ou la bonne. C’est proche mais c’est pas du tout la même chose, chérie. Tu dois attendre. Tu sauras qu’au décompte. T’écouteras, les tempes dans le brouillard, s’ils scandent ton nom. Les jours où ça arrive, tu verras, c’est comme si tu te tenais sur un podium et que t’avais fait un speech qui a convaincu tout le monde. Tu leur a cloué la gueule puis y a plus que toi qui vole sur leur silence. T’es le mot de la fin. Ça me fait ça des fois. Je peux pas imaginer ce que ce serait en vrai. Je me raconte une histoire où c’était moi, puis personne d’autre. J’ai la cape, j’ai pas de masque. J’escalade les cordes puis je saute et je vise juste. Je touche l’autre. Complètement. Ça aurait été quoi, toutes ces années, dans ce film-là ? En vrai, je me tiens là, le corps creux, gonflé du vide que les cons ont soufflé par ma bouche. Habitée de sexes fantômes. Y a des jours, c’est du trois contre un. Si t’as pas pris les prots au ptit dej, t’oublies. On n’imagine pas bien ce que c’est de tenir sur ses pattes sans broncher, d’encaisser à la chaîne. Y a des têtes pleines de reproches qui accepteront jamais les versions du scénar où elles étaient pas toutes belles. Le jour où t’esquives parce que ça vaut pas le coup, t’as tout compris. Je mets la cape bleue les soirs de grande bataille. Je fais pas dans la nuance. Je peins les gens en noir et blanc. Et quand on me le reproche, je dis comme d’hab, j’ai pas le temps pour le gris. Je m’en fous des mots. Je déteste savoir ça, mais ça compte plus. Plus comme quand t’avais quinze ans et que t’allais crever entre deux pages d’un bouquin parce que ça venait de faire ébouler des kilos et des kilos de penderies à l’intérieur de ton bide. Les mots c’est comme les bandeaux que tu mets dans les cheveux ou les grandes boucles d’oreille. C’est l’accessoire à drama. Si t’as envie de jouer une scène toute ta vie, si c’est ton kiffe, alors je t’en prie. Déballe. Emballe, surfe sur la nuance. Rappelle-moi ce que j’ai dit. Moi je reste assise sur la rangée de sièges en plastique rouges, une grosse bière dans la main, et je mate l’action. Parfois tu sais quels corps se touchent et ça te fait crever. D’autres fois ça te fait rien et le constat te fait crever. Des fois c’est ton corps qui touche sans trembler. C’est pas comme au cinoche. T’apprendras avec le temps que t’es pas capable de baiser sans sentiments puis de rentrer au p’tit matin, les bras tendus vers le ciel. T’es pas l’allégorie de la légèreté. T’apprendras aussi que tu peux le faire, même quand ça te tue d’être que de la peau, parce que t’as besoin de tendresse. Que c’est pas rassasiable. Comme il disait, cet auteur inconsolable qui avait tout fait valser, quand les mots ça comptait. Tu claqueras la porte de chez eux, puis dans la rue tu sortiras la cape bleue. Tu masseras les muscles, tu déploieras les membres comme font les chats au soleil quand ils n’attrapent pas les oiseaux. Tu seras le félin et l’envol. Tu fermeras tes yeux tout peinturlurés, tu chasseras les odeurs de peau et de préservatif qui te collent aux narines puis tu penseras à moi. Tu te mettras à rêver du dernier round. Celui qui remue le chaos. Qui te fait advenir au monde. Tu verras le podium sous les paupières qui battent. T’entendras le nom qu’ils scandent et ce sera comme de faire l’amour et douter en le faisant que tu puisses un jour retrouver ça. Ça arrive pas souvent. Jamais, parfois. Mais t’y penseras. Et pendant que t’imagines, tes poings frapperont l’air. Pour les combats perdus, les fois où tu t’es même pas battue. Les fois où t’as essayé de relever quelqu’un. Les fois où t’es la méchante et que tu perces des trous de le mur pour y cacher ta culpabilité. Les fois où tu crois que tu sais tout, celles où tu comprends rien. Tu frapperas dans le vide devant toi, en marchant, la cape qui vole un peu dans le dos. Tu cogneras toutes les certitudes qui en sont jamais tant que tu les as pas expulsées de ton corps et que tu les serres pas sur ton sein. Tant que tes rêves te tètent rien que dans ta tête. Tu frapperas à ça comme on boit le matin. Tu te laisseras regarder par le vieux type qui agrippe sa pinte et qui sera là demain, après-demain, jusqu’à ce qu’il disparaisse sans qu’on l’ait jamais vu. Tu frapperas les discussions sans fin ni fond où tu n’as jamais le dernier mot parce que tu raisonnes à l’envers et que t’y connais que dalle mais que tu juges quand même. T’enverras des crochets sur un milliard de choses que tu sais pas nommer et qui t’arrêtent souvent. Tu feras semblant que c’est un trop plein puis dans le mouvement, y’aura l’odeur des peaux la nuit qui remontera de tes vêtements. Ça te fera piler. Tu tourneras la tête  sur le côté et tu verras dans un reflet de vitre ta caboche trempée, tes cheveux ébouriffés. Ça me le fait aussi. T’en fais pas. Je t’attendrai sur un siège en plastique rouge, je t’aurai gardé une place dans la rangée. On se collera l’une à l’autre puis on criera ton nom comme si on avait dix poumons.

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Julie Trémouilhe Julie Trémouilhe

J’aurais pu être n’importe où

Je peux être n’importe où. Il y a un grand soleil, c’est Venise sous mon pas. Il y a des rayons roses et la brume sur le champ derrière la maison. Il y a un bébé qui gigote au bout de mon sein. Il y a des néons multicolores sur la piste de danse. Il y a des rats de bibliothèque aux yeux fatigués sur leurs pages. Il y a des ponts. Sur les ponts, plein de lampadaires.

© Julie Trémouilhe


Je l’ai pris pour un lampadaire. Un lampadaire éteint. Sa longue silhouette noire comme une tige. Le bruit métallique quand il se déplace, malgré la couche épaisse de neige. Il était au bout de la ruelle, il y a quelques secondes. Il est proche. Je marche. Je voulais traverser la ville. Juste pour essayer les bottes fourrées. Des bottes bleues qui ne sortiront pas de ce chemin. J’avance droit sur lui. Je ne fais pas semblant que nous allons nous croiser. Je m’arrête, la tête à hauteur de son torse. Le nez dans le daim noir de son manteau immense. Je serre les bottes l’une contre l’autre. Il serre mon corps. Les yeux fermés. Je peux être n’importe où. Il y a un grand soleil, c’est Venise sous mon pas. Il y a des rayons roses et la brume sur le champ derrière la maison. Il y a un bébé qui gigote au bout de mon sein. Il y a des néons multicolores sur la piste de danse. Il y a des rats de bibliothèque aux yeux fatigués sur leurs pages. Il y a des ponts. Sur les ponts, plein de lampadaires. Des vrais, qui ne portent pas de manteau en daim. Qui ne déclenchent pas un bruit de métal quand ils marchent. Parce qu’un lampadaire, ça ne marche pas. J’aurais pu être n’importe où. Mais je ne dépasserai pas la ruelle. J’ouvre les yeux, au ralenti. Peut-être que j’ai mal vu, rêvé. Peut-être que le daim sera jaune, pas noir. Et que ça changera tout. II pose sa main sur mon cou. Ses doigts craquent comme un parc à ferraille.

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Les clowns de rodéo

La marée de gnôle pareille au fond des mers. D’un noir intense, mais si tu frappes ça de lumière, c’est plein de créatures phosphorescentes qui flottent. Qui ont jamais cessé de danser dans ta pupille aveugle.

© Julie Trémouilhe


Elle regarde son verre de blanc depuis des heures. Les yeux fixés sur le liquide qui ressemble à de la pisse claire. Un seul œil maquillé, du mauve sur la paupière. Des rides oubliées dessinent un soleil de peau quand elle cille. Je l’observe depuis ma table qui est pas bien loin. Comme si j’étais elle, et elle, mon verre de vin. La marée de gnôle pareille au fond des mers. D’un noir intense, mais si tu frappes ça de lumière, c’est plein de créatures phosphorescentes qui flottent. Qui ont jamais cessé de danser dans ta pupille aveugle. Elle porte pas de rouge à lèvres. Le rouge, c’est pour la grosse fleur plantée dans son chignon. Les cheveux tirés lui tendent la peau, lui volent quelques années. Dans le verre, y a une danseuse de flamenco qui tape si fort du pied que tout va se briser. Ses talons martèlent les cailloux, les enfoncent dans la terre entre les pieds de vigne. Ils cognent, comme si les petites pierres étaient son homme, son môme qui lui a tété le temps, qui a mis toute la lourdeur du monde dans ses deux seins puis qui a laissé un creux juste au milieu des tripes. D’autres images se balancent dans le cépage. Des bestioles pleines de tentacules. T’as juste à les regarder, tu clignes des yeux lentement. Alors, elles savent qu’elles peuvent t’emmener. Elles s’enroulent autour de ton mollet, te tractent vers l’étage le plus bas, au sous-sol de l’empire des ondes. Avec les bêtes, tu prends de la vitesse. Ta robe se gonfle comme un parachute. Tu ressembles à la fleur accrochée sur la tête des femmes qui lèvent le menton haut. Leurs bras se tordent dans l’air, habitent l’arène, éloignent les clowns de rodéo. Leurs doigts arqués sont des cornes de taureaux. Si tu tends l’oreille comme elle fixe son verre de vin, tu entends les claquements revenir du fond des mers.

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Estacade

On dit estacade. Tout le temps. Tous les gens de la mer ils disent l’estacade. Pas jetée, batardeau, brise-lames, digue, barrage, môle, chaussée, levée, serrement, duc-d’Albe, musoir, palée, turcie. C’est l’estacade. C’est pas la même chose. Là je dis : assis. T’as déjà vu un oiseau assis ? C’est fou. On peut dire aussi duit, ou aboiteau. Mais duit, c’est vieux. Moi je suis pas vieux. Je dis Estacade.

© Julie Trémouilhe

J’étais à la mer hier. J’adore la mer. Sur la côte. Je me baladais sur la digue. Je voulais aller au bout de l’estacade. L’estacade, c’est toujours le but. Le bout de l’estacade. Il faisait froid, quand même. J’avais froid. J’étais fatigué. Mais je suis arrivé sur l’estacade. J’ai marché un peu. Y avait pas beaucoup de gens. J’étais fatigué, alors je me dis, je vais m’arrêter. Y a des bancs, au milieu de l’estacade. Je m’assieds sur le banc. Ça vient de l’espagnol, estacade. Estacada. Je me repose sur le banc, un peu. Je respire, comme ça. Ou de l’italien : staccato. Je sens que ça va mieux, je suis moins fatigué. J’aime bien, sur l’estacade, ça sent vraiment le poisson. Non ! Pas staccato. C’est staccata. Con. Staccata ou estacada. Mais on sait pas. J’y pense pas trop. Je regarde un peu l’eau sur le banc de l’estacade. Là, c’est dingue. C’est vraiment dingue. Y a une mouette qui s’assied sur le banc. Le même banc. Sur l’estacade. Une estacade est une jetée formée d’un assemblage de pieux, destinée à protéger les travaux, à fermer un passage, dans un port ou un cours d’eau. Je sais. Tu vois. Non, mais attends. J’ai dit que la mouette s’est assise. Pas : elle a volé. Pas : elle marche avec ses petites pattes oranges. Pas : elle fait ses trucs d’oiseau. Elle s’assied. On dit estacade. Tout le temps. Tous les gens de la mer ils disent l’estacade. Pas jetée, batardeau, brise-lames, digue, barrage, môle, chaussée, levée, serrement, duc-d’Albe, musoir, palée, turcie. C’est l’estacade. C’est pas la même chose. Là je dis : assis. T’as déjà vu un oiseau assis ? C’est fou. On peut dire aussi duit, ou aboiteau. Mais duit, c’est vieux. Moi je suis pas vieux. Je dis Estacade.

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What once was

He would stay there
At the frontier of backyards
If only stood still a realm of wild things
Untamed

© Julie Trémouilhe

Pores in the black ground under the magnolia tree
Remains of what once was grass
Stirred up by blue tits
Beaks and feet desperately seeking
He would stay there
At the frontier of backyards
If only stood still a realm of wild things
Untamed
His mind digs in yesterday’s dream
Ribbons of flesh thrown in the sky
Vault patterns taking the shape of a chapel in the dry air of the savannah
Where antelopes devoured the gutted lion king
Strings of meat jumped around their neck
Bones rolled under a thousand hooves
They roamed the earth laughing
He would stay there
Bent upon what once was love
If love could be
Unfettered
The ghosts he summons
When he struggles to
Be the bigger man
He wonders if people
Invite demons to sit at their table
The way he does
Dancing with old faces
He’s at his best
To please no one
A purple liquid high and touching the ceiling he says
Here’s to.

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Les poissons volants

Des poissons volants sautent de ma langue à la tienne. Tu ne parles pas le langage qui brise le seuil des éléments, tu ne voles pas comme eux dans un vide où ils s’étouffent sans peur.

© Julie Trémouilhe

Tu te vautres dans mon corps cabossé. Tu l’assailles d’injures. Tu dis il est doux. Tout doux. Tu te relèves à demi sur le drap orange, la colonne courbée en vague inversée. Je ne sais plus où est la terre, où est la cime. Je serre tes mains de lion affolé. Tu n’aimes pas te perdre. Je te tire dans l’espace où l’eau et l’air sont matières indistinctes. Leur densité avale tes mots crus. Tu retiens ce que tu connais du monde en t’accrochant aux saillies sur ma paroi de peau. Tu escalades. Tu veux retrouver l’œil ami, aimant rassurant, garde-fou du vertige. Je te crache à la gueule. Des poissons volants sautent de ma langue à la tienne. Tu ne parles pas le langage qui brise le seuil des éléments, tu ne voles pas comme eux dans un vide où ils s’étouffent sans peur. Tu ne sais pas tomber sur des kilomètres vers le ventre de toute chose. Tu lâches prise. Leurs écailles coupent l’intérieur de ta bouche, se coincent entre tes dents. Tu retombes sur le tissu orange. Sur une défaite que je ne peux aimer.

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Que rien ne touche

Le verre où je retourne
Les bras tendus qui tirent le temps
Que rien ne touche
Tu te demanderas d’où je bois, qui je piétine et si la lumière vacille
Tout ce qui pourrait être autrement
Je plonge libre

© Julie Trémouilhe

Le verre où je retourne
Les bras tendus qui tirent le temps
Que rien ne touche
Tu te demanderas d’où je bois, qui je piétine et si la lumière vacille
Tout ce qui pourrait être autrement
Je plonge libre
Funambule verticale dans l’espace d’eau
Mon verre vide
Je pique la masse sombre
Attablée, je cause d’un monde sans air où ça respire mieux
Des gens qui veulent toucher le fond
Du grand sombre où c’est plus clair qu’en haut
Tu dis tu t’abîmes tu tires sur la corde
Tu arrêtes mon coude dans l’espace d’air
Pour un verre d’eau
Où tu te noies
Tu fais partie des gens qui flottent tu ne coules jamais
Je chute libre
Les doigts palmés par l’habitude
L’abdomen en accordéon
Tu dis tu piétines ta carrière
Mes doigts remuent la vase
Pas dupe de l’eau qui dort
De ton corps calme
Qui piaille des ascensions
Moi, cormoran
Je saute libre
Là où les anges ne me suivent pas
Depuis le verre où je retourne, et si la lumière vacille
Tout ce qui pourrait être autrement
Les sirènes font silence
Ondulent sur les pistes denses sans laisser trace
La mer presse leurs os
Arrête
De chercher des messages dans la bouteille tu dis
J’avale sur l’inspire
Je descends libre
Lâcher la ligne sur le bleu l’immense
Creuser un terrier sous-marin
Y déchiqueter tes cheveux coupés en quatre fois quatre
Lever la fronde devant le monstre thalassique
Je tends les doigts vers la gueule ouverte
Pose la paume sur sa langue veloutée
Toucher
Toucher dans le risque
Toucher à en perdre le bras
Toucher quelqu’un.

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Julie Trémouilhe Julie Trémouilhe

Comme ils titubent

Qu’ils avouent qu’aucune de nous n’est née de leurs côtes. Ils sont sortis de ton utérus, par ton vagin visqueux. Ton sexe sublime. Englués dans ta matière, ils t’ont goûtée avant le premier cri. Dis-leur : « Tu ignores mon nom mais cette peau te hante déjà ».

© Julie Trémouilhe

© Julie Trémouilhe

Laisse leur puanteur se coller à d’autres corps. Préserve le tien. Pour le plaisir. Expose, nue, ce qui te façonne. Fascine. Laisse-les dire : « Pour qui te prends-tu ? ». Réponds : « Tu ignores mon nom mais cette peau te hante déjà. ». Gèle-les de ton souffle chaud. Dresse-les au garde-à-vous puis souffle sur leurs glands défaits. Déconcerte. Vois comme ils tournent. Comme ils titubent. Leurs corps fatigués par l’énergie du tien. Tends-leur la pomme. Qu’ils croquent seulement. Qu’ils assument enfin. Ils voulaient dévorer. Ils se seraient roulés nus comme vers dans le fruit défendu jusqu’à en faire de la compote. Qu’ils avouent qu’aucune de nous n’est née de leurs côtes. Ils sont sortis de ton utérus, par ton vagin visqueux. Ton sexe sublime. Englués dans ta matière, ils t’ont goûtée avant le premier cri. Dis-leur : « Tu ignores mon nom mais cette peau te hante déjà ».

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Julie Trémouilhe Julie Trémouilhe

Au nord du Nord

Y a quoi, au nord du Nord, Sander ? Jill s’amuse. Il y a la glace, les icebergs, les gelures, le grand vide et deux fous. Jill s’amuse toujours.

© Julie Trémouilhe

© Julie Trémouilhe

Texte lauréat du Grand concours de nouvelles de la Fédération Wallonie-Bruxelles 2020-2021 : Grand Prix de la Fédération Wallonie-Bruxelles

Plus d’infos : ici et ici

 

- Jill ! Borde la grand-voile !

Sander hurle contre le vent, à la proue du bateau, la masse sombre de ses cheveux rabattue sur ses yeux. Il s’acharne sur le génois. Libère la toile coincée dans un balcon. Jill ne bouge pas.

- Tire sur l’écoute. La corde bleue et blanche, là. Tu tires vers toi, ça va se coincer tout seul !

Sa voix forte s’enroule au mât, part au lof sur bâbord. Jill se cale dans le cockpit, les jambes repliées sur son ventre.

Sander revient sur ses pas, exécute lui-même la manœuvre. Il passe une paume calleuse sur ses joues collantes de sel et de sueur. Il se retourne. Jill sourit. Son demi-sourire. Son regard où dansent la peur et l’excitation. Où l’homme ne sait lire si tout y est mouvement ou fixité absolue. Sa peau pâle, presque translucide par endroits.

- T’as quel âge, en fait, gamine ?, Sander demande.

- Oh, pas loin de trente, elle dit.

- Qu’est-ce que tu fiches avec un vieux comme moi ?

- On est bien, là, Jill répond.

Sander scrute le paysage. La terre dans le dos de Jill n’est plus qu’un faible trait, un océan délavé au ras de l’eau. L’île de Magerøya disparaît. L’esprit de Sander engloutit les fjords, sa Norvège natale. Tout souvenir meurt, doit crever comme les poissons qui sèchent sur les berges.

Sander vide une conserve de tomates pelées dans la poêle rouillée. Il suce son doigt blessé par le métal coupant. Pas d’ouvre-boîte sur ce rafiot. Il doit inspecter le fond de cale, les tiroirs branlants. Prendre ses marques sur un bateau qu’il a volé plus tôt dans sa fuite. Emprunté, peut-être. Pour combien de temps ? Il ne sait pas.

- Sander ! Sander ! Viens vite !

Sander se précipite sur le pont, la conserve à la main. Jill est penchée par-dessus bord, l’oreille tendue vers l’eau, les yeux cherchant sous le bleu sombre une vie qui appelle.

- Mais que...

- Shhht ! Jill tend sa main dans l’air. L’homme observe la silhouette courbée, les cheveux blonds, presque blancs dans la lumière. Des boucles d’oreilles rouges en forme de demi-lunes valsent sur le cou la jeune femme.

*

Elle les portait quand il l’avait aperçue sur les quais, la première fois, fraîchement débarquée du ferry sur leur île de sauvages. Une fille de la ville qui voulait s’oublier, changer d’épiderme, se faire peau rouge. Il l’avait su de suite. Il aurait pu parier avec tous les poivrots du port qu’elle logerait à la Résidence. Elle s’était approchée de l’homme plus tout jeune, caché dans sa barbe, avait attrapé ses yeux bleu vif.

- Excusez-moi, je cherche la Résidence Sigrid Undset. Vous savez où elle se trouve ? En parlant, elle écartait des mèches de cheveux qui se coinçaient à la commissure des lèvres. Son énergie frappait Sander, martelait un petit espace entre le cœur et les tripes, là où le monde vient cogner quand il veut faire mal. S’il savait où se trouvait la Résidence... Pourquoi, de tous ces hommes puant la morue, fallait-il que ça tombe sur lui ?

*

- Shhhht ! Écoute ! Là, tu entends ? On dirait... des portes qui grincent.

La mer de Barents ouvre ses battants. De longues plaintes, certaines graves, profondes, d’autres aigües comme des miaulements de chats, inondent ses eaux. Elle laisse s’engouffrer les monstres. Un souffle retentit de l’autre côté de la coque. Jill bondit. Perd le langage.

- Des baleines à bosse, Jill.

La jeune femme saute d’un bord à l’autre, enjambe le fatras de cordes et de manivelles. Elle est sans défiance. Sander se demande comment il a pu la traîner ici. Il tente de saisir ce qui échappe. Jill est de ces personnes qui changent une atmosphère, une île, une aventure. On ne savait pas le vide immense, on vivait emmailloté dans sa nostalgie, son mécontentement. Et elle débarque, jette tout à terre, s’enroule avec vous dans la laine chaude. Rit, trop, tout le temps, pour rien. On finit par aimer le rien, l’hiver, la glace, l’espace incongru et austère où Jill bâtit son fief.

*

Il l’avait conduite à la Résidence. Une route désertique traversait la toundra sur plus de trente kilomètres entre le port d’Honningsvåg et la pointe de Knivskjellodden, l’endroit le plus au nord de l’Europe. Leur corps cahotaient sur le bruit des graviers et de la terre remués.

- Vous connaissez la Résidence ? avait demandé Jill.

- Oui. Sander fixait sur la route. Il sentait le regard de la jeune femme sur ses mains râpeuses. Il se surprit à cacher ses ongles noirs derrière le volant.

- C’est comment ? C’est un beau bâtiment ? Beaucoup de gens viennent à la Résidence ?

- C’est grand pour une seule gamine, dit Sander. Y’aura personne. C’est plus la saison. Va falloir s’accrocher à la falaise, là-bas. Le vent rigole pas. Mais les baies ont jamais lâché. C’est une belle baraque, solide. L’homme se tût un moment, puis demanda : Et qu’est-ce que tu vas faire, là-dedans, toute seule ?

Jill redressa son buste frêle. « Une femme doit avoir de l’argent et un espace à soi, si elle veut écrire de la fiction ». C’est Virginia Woolf qui l’a dit.

- Un espace à soi, répéta Sander. Toi aussi tu veux devenir une Sigrid Undset ? Sander contenait mal l’amertume qui lui raclait la gorge. Une créature pesante s’installait entre les sièges. Un animal vorace qui grignotait l’air. Jill ne sentait pas sa présence, brassait des rêves dans le faisceau lumineux des phares. Elle s’amusait de l’homme grincheux.

- Il y a pire qu’un prix Nobel de littérature, non ?, dit-elle.

- Est-ce que ça donne le droit de s’approprier une île et foutre les gens dehors ? Tout ça grâce au fric, et pour des bouquins pompeux qui parlent de gens qui ont encore plus de fric et qui se chient dessus dans leurs draps de soie. On a tous crevé, après. Les mots galopaient. La salive s’accumulait dans la bouche de Sander.

Jill ne souriait plus. Elle attendait que l’orage passe, un calme après la tempête. Le tonnerre grondait toujours, tout autour. Sander se radoucit. C’était pas son histoire, à la gamine. Elle y était pour rien.

- Cette maison, la Résidence, reprit l’homme, c’était un repère de communistes, dans le temps. Rien de bien méchant. Rien à voir avec ce qu’ils ont fait à l’Est, les rouges. Ici, les idées avaient fait leur chemin. Les vieux lisaient le Manifeste sur un coin de bar. Ça discutait. Ils se sont mis en tête de créer une coopérative pour aider les familles des marins qui trimaient, mettre un terme à la concurrence des retours de pêche. Ils ont construit la Résidence. Elle s’appelait pas comme ça, évidemment. Les familles de l’île s’y sont installées et ça a marché un bon moment. Mon arrière-grand-père est né là-bas, dans ces murs. Ils travaillaient, partageaient les recettes, les vêtements, les tâches, l’éducation. Y avait pas besoin de chercher plus. Profiter sans profit, c’était le crédo.

Sander avait arrêté la voiture et coupé le moteur. La Résidence se dressait au loin, face au vent. La bâtisse blanche était sobre et singulière. De là où ils se tenaient, Jill ne pouvait apercevoir l’immense baie vitrée qui fixait la mer, serrée entre deux ailes tendues vers la falaise, prêtes à se jeter à l’eau.

- Qu’est-ce qu’il s’est passé ? demanda Jill.

- Des gens ont acheté le terrain. La terre était à personne, on avait construit sans permis. Du coup, la baraque leur est revenue. Un couple de vieux philanthropes, ils se présentaient comme ça. Ils voulaient faire du bien à l’île, éduquer, ramener des artistes, donner « du cachet » à Magerøya. Une fois à la rue, chacun s’est précipité sur les docks pour se faire embaucher. Les rumeurs ont couru vite sur le continent. Les grosses compagnies ont tout racheté pour une bouchée de pain, tout privatisé. Les hommes marnent comme jamais au large pour une paye de misère. La plupart des familles ont quitté leur terre ancestrale. Mais. Mais. On accueille chaque année de grands artistes, des futurs génies nationaux qui se souviennent même pas du nom du lieu quand ils repartent.

Jill réfléchissait. Elle pénétrait la vie de Knivskjellodden par ses pores les plus crasseux, serrait les mains rêches du lieu qui l’avait appâtée à coup de bourses, de nature et de temps. Les questions s’entassaient sous son front lisse.

- Pourquoi ils n’ont pas rebâti ailleurs, quand ils ont perdu la maison ?

- Pour que d’autres bourges la volent aussi ?, dit Sander.

- Mais...

- Personne voulait d’une copie de rêve volé, gamine. On a perdu l’espace. On est sortis de la carte, rayés de l’Histoire qui marche au pas. On dansait sur un autre pouls ici.

*

Le jour s’étire. La lumière trompe les heures, les métabolismes. Le corps de Jill semble infatigable, celui de Sander se bat avec le froid et la fatigue.

- Où est-ce qu’on va, Capitaine ? Elle rêvasse à côté d’une gourde de thé bouillant.

- On va longer Serverny, direction l’archipel de la Terre du Nord. Sander trace le chemin dans l’air.

- Tu veux nous faire passer de l’autre côté ? Y a quoi, au nord du Nord, Sander ? Jill s’amuse. Il y a la glace, les icebergs, les gelures, le grand vide et deux fous. Jill s’amuse toujours.

- On vise l’île de la Révolution d’Octobre, dit Sander.

- L’île de la Rév... Non ?! Tu te fous de moi ?

- Pas du tout, c’est son nom ! Tiens, regarde la carte, là !

Jill scrute les terres aux contours dentelés. Tombe sur le nom. Elle relève la tête vers Sander. De leurs ventres jaillit un rire qui déroule la peur, le stress, ce qu’il y a au-delà de la peur, au nord du Nord. Ils laissent filer la longue traîne.

- Tu as tout prévu en fait, vieux loup de mer ? Jill charrie. Le sourire est faible, elle sait que le sérieux l’emporte.

Sander se lève, vacille dans le cockpit. Ses yeux ne lâchent pas le sol.

- J’ai jamais cru qu’on le ferait, Jill. Je suis même pas sûr que je le voulais, faire péter cette baraque. Pourquoi on a fait ça, toi et moi ? Toi, surtout. T’avais rien à voir. J’arrête pas de me demander pourquoi. Je sais pas. Sander s’essuie les yeux vivement. Sa manche usée lui griffe les paupières. Il s’accroche au taquet. Les phalanges blanchies par l’effort tentent de retenir le mouvement de son corps massif qui lâche prise.

- Je prends ton quart cette nuit, dit Jill en posant une main sur l’épaule de Sander. Il ne sent rien. Je ne suis pas fatiguée. Tu mets le pilote. Je te réveille au moindre doute. Va dormir, Sander.

Il ne lutte pas. S’effondre sur la couchette, enveloppé du ciré, du gilet, de la salopette. Il dort déjà.

*

La Résidence était devenue le domaine de Jill. Les murs froids s’étaient rapprochés. Ils sentaient l’herbe cuite. La démesure de l’espace ne l’effrayait pas. Elle avalait le vide. Dans le jardin d’hiver, elle étalait ses travaux en cours, les laissaient prendre la lumière arctique, attendait qu’un changement s’opère. La Résidence possédait une bibliothèque gigantesque. Les étagères regorgeaient d’ouvrages couvrant toutes les disciplines artistiques. Un rayon minuscule était consacré à l’histoire de l’île et de la maison. Les mots étaient proprets, on noyait le poisson. Le récit de Sander zigzaguait dans la tête de Jill.

En contournant la propriété un matin de décembre, elle avait remarqué une fenêtre nouvelle. Elle ouvrait sur une petite pièce de rangement aux caisses empilées. Jill avait fouillé et trouvé son or : les archives, des comptes rendus, des articles de journaux, des sources qui laissaient entendre un tumulte passé. Magerøya abritait autrefois un foyer communiste actif œuvrant pour la montée au pouvoir du parti. Sur une photo jaunie d’un vieux papier local, les membres posaient devant un bistrot. À gauche du groupe, se tenait le fondateur du comité. Un homme costaud, la mine déterminée, la dureté d’un regard jeune encore : Sander. Jill découvrait les tempêtes essuyées par la région. La violence qui grondait face aux revendications ignorées. La lutte des classes avait aiguisé ses crocs, sorti les griffes, trouvé dans le sang une couleur familière. Un attentat à la bombe visant la Résidence avait échoué. Sander était le principal suspect. Faute de preuve, on n’avait pu l’arrêter. Vingt années avaient passé, calmées par la défaite, le soufflé retombé.

*

Un claquement sec réveille Sander en sursaut. Il grimpe sur le pont. Les voiles faseyent, le tissu ondule, comme fou. Ils ont perdu le cap. Jill scrute l’eau, indifférente à la pagaille du bord, un teint de somnambule aux lèvres. Sander se rue sur la barre, les winchs. Quand le voilier reprend une trajectoire et une allure correctes, il se laisse tomber lourdement sur le bois dur.

- Tu crois qu’ils nous suivent ? demande Jill après un moment.

- Je sais pas. Le ton dans la voix de Sander est calme. Il tente de rapetisser les mots.

- Tu feras quoi, sur ton île de glace, tout seul ? Jill est douce. Elle se lève et vient se coucher sur la banquette où il est affalé. La tête sur ses genoux. Il ne sent rien.

- Tu sais, Sander, c’était mon idée.

- Mais c’est ma faute, Jill ! coupe Sander. Si je t’avais pas raconté. J’aurais jamais dû revenir à la Résidence, te parler de tout ça. Je t’ai embobiné comme je faisais à l’époque, au comité. Et toi gamine, t’as suivi, t’as tout gobé. Les larmes de Sander s’écrasent sur le front de Jill.

- Quand je t’ai vu arriver, ce matin-là, le sac de courses, les bouquins dans les bras, c’était le meilleur matin, dit Jill. Elle sourit, les yeux droit vers le ciel. Avant que Sander proteste, qu’il fasse tout déguerpir, elle poursuit : « Vous nous reprochez donc de vouloir abolir une propriété qui suppose comme condition nécessaire l’absence de propriété pour l’immense majorité de la société. En bref, vous nous reprochez de vouloir supprimer votre propriété. De fait, c’est bien ce que nous voulons. » , tu te souviens ?

Sander est secoué par les pleurs. Il caresse la joue de Jill.

- Le Manifeste. T’as réveillé le vieux rêve, gamine, il dit. T’as réveillé plus que ça. Et t’es plus là. T’avais trente ans, putain. C’est de ma faute, tout est ma faute. Je t’ai tuée, Jill. Qu’est-ce tu fous là ? T’es là mais t’es pas là. Ton corps, ton petit corps. Pourquoi t’étais encore dans la maison ? J’avais fait le tour, j’avais appelé, j’étais sûr... L’homme se cache le visage dans les mains. Son index blessé l’élance.

- J’ai trouvé mon espace à moi. Les lèvres de Jill découvrent ses dents blanches. Elle plisse les yeux de malice, une goutte d’eau roule des cils vers son oreille. La tête toujours face au ciel, sous celle de Sander, elle attrape ses doigts, serre comme elle peut.

- On l’a fait. Tout est parti. Les livres pompeux, les coussin, les verrières. BOUM ! Tout a volé. C’était beau. J’ai volé aussi, un peu. Le reste, c’est un accident, Sander. Tu m’entends ? Je referais tout pareil.

- Et maintenant, quoi ? demande le marin abattu, lavé de mer au dehors et du sel au-dedans. Essoré, la peau qui pique, la douleur qu’il ne combat pas.

- Personne veut d’une copie de rêve volé, répond Jill.

Sander se penche sur la jeune fille. Il embrasse sa peau. Tous deux se redressent. Jill se cale dans les filins entre deux chandeliers de la poupe. Sander manœuvre, vire de bord. Il change de cap. Quand il se retourne, Jill n’est pas là.

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Julie Trémouilhe Julie Trémouilhe

Mon sang battant

Peut-être quelque chose poussera-t-il. La sève de toute cette agitation en mouvement comme mon sang battant. Je repasserai par là, après les périples, les grandes montées. Nous nous reconnaîtrons, pliées par un même vent. Là, toujours, entre les marées.

© Julie Trémouilhe

© Julie Trémouilhe

Mes jambes se délient sous le soleil glacé. Les branches rasent le sol, écorchent la peau fine sur mes chevilles. Le corps gratte, secoué, sorti de sa torpeur, assailli par les frottements de la matière. Le cœur ralentit, figé entre le mordant de l’hiver et le sang, le souffle, les muscles qui pompent dans mes réserves. Je livre tout. Je cède et rends sur l’expiration tout ce que j’ai pris. Ce que j’ai grappillé, entassé dans mon terrier d’animal blessé, puis tout ce que j’ai reçu. Je rends les mots, les gentils, les doux, les acerbes, les coups de couteau. Ils sortent, salés, de mes pores. Éclaboussent la nature gelée. Peut-être quelque chose poussera-t-il. La sève de toute cette agitation en mouvement comme mon sang battant. Je repasserai par là, après les périples, les grandes montées. Nous nous reconnaîtrons, pliées par un même vent. Là, toujours, entre les marées.

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Julie Trémouilhe Julie Trémouilhe

Si je danse plus dans ta tête

Tout ce que j’ai écrit sur nous est mensonge, tout est vrai de ce que j’ai écrit sur nous, dit le poète.

© Julie Trémouilhe

© Julie Trémouilhe

La fumée râpe le fond de ma gorge. Kent Core White, filtre extra long, Jup en cannette de 50. Ça me rappelle l’Angleterre, les banlieues confortables du Grand Londres, ces façades de briques couleur brique. Les bow-windows à l’infini. Et entre les interstices des clôtures, des gens qui vivent en pauvres riches. Je cherchais les sous, là-bas. Je savais que j’y étais au-dessus de mes moyens. Ça avait une fin. Avant le départ-retour, je m’étais bâtie un trône de princesse qui ne voit pas le gouffre. Au bord. Je m’asseyais là, les jambes dans le vide de cette vie que j’empruntais quelques mois. Je courrais tous les jours en zigzags dans le parc du quartier, puis je rentrais dans le petit jardin en rectangle de mon existence louée et je fumais en buvant l’une sur l’autre deux cannettes de pils importée. Je commandais un canard aux crêpes et des beignets de banane graisseux comme c’est pas permis. J’étais seule sur l’île et ça n’avait pas le goût difficile de la solitude d’aujourd’hui. Je pense à cette version de moi. Je pourrais sourire si ça faisait pas mal. Mais là de suite, je peux pas. C’est comme un muscle froissé ou déchiré. Je dis ça, je me suis jamais rien froissé. Je dois faire attention, je bouge pas trop les émotions, j’immobilise au max. Quand je pleure, c’est très lent, ça monte, ça repart, je laisse faire. Je secoue même pas les épaules.

- C’est bien de s’échauffer. On ne bouge plus assez. Pardon, je vous ai fait peur ?
La voix vient du balcon d’à côté. Un voisin que je connais pas. Je connais personne dans le bâtiment. Je n’aperçois que des pieds nus, croisés sur un barreau. La peau brune sur la peinture blanche qui s’écaille, au milieu des taches orange rouille et vert mousse. Puis je vois d’autres orteils et d’autres ongles, mais seulement dans ma tête.
- Non, non, je dis. Je… j’ai parlé tout haut ?
- Vous avez parlé de secouer les épaules
, il répond. Je ne savais pas très bien si vous vous adressiez à moi. Je suis désolé si je vous ai interrompue.
- Non, non, c’est rien.
- On prend n’importe quel prétexte pour causer un peu,
il dit.
- Oui, c’est vrai. Je tente un faible rire. Je dois rentrer, j’ai du boulot. Bonne après-midi.
- Bonne après-midi
, il dit.

Je referme la porte. Je prendrais n’importe quel prétexte pour ne pas parler. Oui, c’est vrai. Je sais plus quoi dire. Merde. J’ai laissé la bière sur le balcon, sur la table de jardin, à côté de la chaise de jardin. Tant pis.

Je jette un œil vers les sacs empilés dans l’entrée. Quelques électroménagers, des carnets de croquis, des couleurs en peinture, marqueurs, fusains, un oreiller, des vêtements, beaucoup. Tout ce qui traînait chez lui et bouffait son espace, puis moi en tête de file. Je me fiche de la solitude du confinement. Totalement. J’entends les gens se plaindre. J’ai envie d’enfoncer mon poing dans le mur, le miroir, le dossier de la chaise. Le virus, c’est de la merde insignifiante. Il ne m’aime plus, ça, ça a de la consistance. Une belle matière que j’arrive pas à avaler. Le monde est en pause, il paraît. Le mien tourne pas rond. Tout ça, je peux pas le dire. J’ai que ce truc dans la bouche. Alors je me tais. Les souvenirs cognent sur l’estomac chaque fois que je lève le regard. Écrasés entre deux assiettes, sous le lit, dans une phrase, un tube de dentifrice. Je passe dans la cuisine, remplis le réservoir d’eau de la cafetière, empile les cuillères de Jacqmotte dans le filtre. Le café que je préfère, qui sent l’enfance et la grand-mère. Il le boit pas comme ça. Si je me retourne, je verrai la grosse machine rutilante qu’il m’avait filée. Il y a encore son prénom dessus. Les grains de café prennent la poussière dans le bac.

 

C’est long, avant de refaire les choses pour soi.

 

Une musique rampe sous la porte-fenêtre du balcon. Un air oriental, on dirait. Je connais pas. La langue ne me dit rien non plus. Des sons qui m’échappent, des consonnes que j’ai jamais vues s’asseoir côte à côte. La mélodie me happe, m’arrache aux murs. Je m’assieds sur la chaise de jardin.

- C’est très beau, je dis aux pieds bruns qui se balancent doucement sur ma gauche, de l’autre côté de la petite palissade de bambous qui cache presque entièrement le corps de mon voisin. C’est en quelle langue ?
- C’est du turc
, il dit. La chanson s’appelle « Sayenizde ». Ça veut dire « grâce à toi ».
- Vous êtes Turc ?
, je demande.
- Oui. Ma famille vit toujours là-bas. On peut se tutoyer peut-être ? On n’est pas si vieux, tous les deux, je pense. Il rit.
- Oui, bien sûr, je dis.

Le silence. Le morceau passe en boucle. Le genre de musique qui creuse un relief dans la tête et qui s’en ira plus jamais. Je finis par lui demander ce que raconte le chanteur.

- C’est romantique. Ça parle d’un homme qui s’est perdu dans sa relation amoureuse avec une femme. Il est tellement paumé qu’il n’arrive pas à exprimer pleinement ses sentiments. Il dit qu’il ne jettera pas le monde à terre, qu’il ne brisera pas de verres. Il ne sait plus rire ou se mettre en colère, même pas pleurer. Il ne croit plus à l’amour. Il dit « l’amour courageux s’est éteint ».

On laisse la chanson tourner sans fin. Personne dit plus rien. Je songe un moment à notre situation bizarre, un voisin que je connais pas, et tout d’un coup on parle d’amour et de monde renversé. Puis l’impression s’en va, justement parce que le bizarre a fracassé les petites cartes que je posais l’une contre l’autre depuis deux ans. Je les voyais s’élever en château. Maintenant on regarde le tas au sol et les amis me disent dans le téléphone c’est bizarre, cette histoire. J’écoute les phrases, je colle le souvenir des paroles au hasard sur les mots étrangers. Se perdre dans la relation. Mais je m’étais pas perdue, j’ai rétorqué aux gens qui affirmaient, juste après, tu vas enfin te retrouver toi. Être toi. Je souris. Un petit rire dépité. Qu’est-ce que ça veut dire être moi ? Est-ce que je suis perdue, finalement, si je comprends pas ce que ça veut dire, me retrouver ? Je me suis pas perdue, j’existe plus. C’est autre chose. Les semaines courent sur place. Je sais même plus à combien on en est, depuis le virus, depuis que je suis rentrée chez moi. J’ai pas eu de nouvelles, aucune. Je m’y attendais pas, j’avoue. Dans tout son silence où je suis plus personne, j’ai moins de consistance chaque jour. Oui, j’en ai pour moi, je suis quelqu’un, blablabla. Je m’en fiche de ça, là, tout de suite. Ce qui disparaît gagne. Après, j’ai pas envie d’être dans sa tête à lui. Y a trop de cases, de pourcentages, de piédestaux. Je passais mon temps à sauter d’un poteau à l’autre là-dedans. C’était très fatiguant. Il avait comparé l’espace que je prenais à celui qu’une autre avait colonisé avant moi. Mais je suis restée. Par ego, amour, amour de la conquête. J’existe plus dans sa caboche maintenant. Je dois plus ni sauter ni tomber. Bizarrement, c’est encore plus fatiguant.

Je me lève pour rentrer.

- Au fait, je m’appelle Nâzim. Le voisin est toujours sur son balcon, je crois qu’il boit un thé, ou quelque chose à l’odeur forte.
- Nâzim, je répète. Enchantée. Ça sort tout seul, ce genre de mot qui veut plus rien dire. Enchantée, enchantée, victime d’un enchantement. On parle en aveugles, chacun à son bout de palissade.
- Comme le poète, il dit, Nâzim Hikmet.
- Je connais pas
.
- Oh, juste l’un des plus grands poètes turcs, il rit.
- Je note. Ah, heu oui, moi c’est
- Je sais
, il coupe. C’est écrit sur ta sonnette. J’avais regardé, quand tu as emménagé. J’étais content d’avoir une voisine.
- Ah. Ça fait longtemps que tu vis ici ?,
je demande.
- Cinq ans.
- Moi j’y suis...  j’y étais pas souvent. Je t’ai jamais vraiment croisé, si ?

- Une fois ou deux, il répond.
- Je suis désolée, je suis un peu dans ma tête en général. Je remarque pas.
- Aucun souci. On a tout le temps. Ravi de faire ta connaissance.

Ça sonne bien, quand il dit des phrases préfabriquées, Nâzim. Je sais pas comment il fait. Il rend du sens. Je lui dirai un jour, peut-être.

© Julie Trémouilhe

© Julie Trémouilhe

 

Le temps coule. Mes clopes sont des rendez-vous avec Nâzim. L’autre jour, il m’a fait goûter de la boza, une boisson traditionnelle fermentée. On peut la faire à base de différentes céréales. Lui, il utilise du millet. C’est une recette compliquée. Il a tout le temps. Il devait rejoindre sa famille avant que le virus sabote les plans. Le voyage est long, sur des routes de montagne. Ici, c’est entre notre immeuble et l’avion que tout est caillouteux. Il parle des paysages, d’un village dont le nom m’échappe. Il a compris, je crois, que mon silence est pas indifférent, que c’est juste difficile de reprendre, relancer la machine, faire comme si. Il devance, il raconte et déroule son film. J’aime cette portion d’espace suspendu dans le vide où j’ai pas besoin de dire ou pas dire le bord du gouffre. Quand il m’a tendu un verre de boza la première fois, je l’ai vu, enfin. Un long profil, un peu de barbe sombre sous des yeux verts, une chevelure bouclée, couleur barbe sombre. Puis j’ai vu d’autres yeux verts, d’autres poils, d’autres cheveux, mais seulement dans ma tête. J’ai pris le gobelet chaud, mes doigts ont attrapé les siens dans la manœuvre. Toucher quelqu’un, ça faisait longtemps. Je me suis rassise, vite.

Entre les clopes, je lis les vers de ce poète, Hikmet. Un rebelle communiste. Nâzim me prête ses livres français. J’ai dessiné un bout de Turquie imaginaire et je lui ai offert. J’ai parlé un peu de mon métier. Je fouille dans les cartons, ressorts les planches inachevées, les projets raturés. C’est difficile de reprendre seule ce que j’avais lancé ailleurs, même si c’est mon univers à moi. Je trace un trait, une case, une bulle. Une couleur après l’autre. Quand je bloque, je pense à ce que je dis aux mômes à l’atelier. Déjà, j’annonce que je n’apprendrai à personne à dessiner. Ça m’intéresse pas et comme je fais mon métier pour moi, tant pis pour eux. Ils ouvrent des yeux ronds. J’explique qu’ils ont un coup de crayons en eux, là, dans la main. Qu’on va le faire sortir, ensemble. Ils regardent leurs petits doigts, un peu intimidés. C’est bateau, hein ? J’adore ça. Ils me manquent, ces gosses. Je sais pas quand je les retrouverai au milieu de pots de peintures éventrés. Je leur prépare de sacrées missions, à coup de pays qu’on visitera jamais mais dont je veux tout savoir.

 

Tout ce que j’ai écrit sur nous est mensonge, tout est vrai de ce que j’ai écrit sur nous[1], dit le poète. Les jours portent les surprises. J’écoute ce qui gronde à l’intérieur. Je comprends pas, je cherche plus. J’ai tout trituré au début, décousu, rapiécé. J’ai vraiment tenté de tout saisir et de courir d’une pièce à l’autre avec ma pile de trucs bien en main. Ça n’a pas marché. J’ai arrêté de me demander si je t’aime, si tu revenais, si tu demandais ça va ?, si jamais plus tu demandais ça va ?. Les bruits du dehors sont passés sous ma porte. Je sais qu’il y en a une autre, maintenant. Déjà. J’imagine, parfois. Ça me tue. Je vois plus la fatigue et les cases dans ta tête. Je vois une tarte aux légumes un soir de crève, un accord de participe passé, un mot lâché comme une bombe dans le bar du quartier, ta bouche à mon oreille qui dis je crois que, une artiste qui regardait son vieil amour dans les yeux, juste une minute. Les grandes discussions du début, les petites réflexions de la fin, un corps dans mon dos, la nuit. Je danse plus dans ta caboche. Puis je fais plus rien tourner dans la mienne. J’arrête. Promis. Il y a simplement ton nom sur la cafetière dans mon dos.

Nâzim imite des crooneurs locaux. Il est terrible, quand il commence. Je vois pas grand-chose, une main tendue vers la foule, dans le vide. Sa voix, très juste. Mon sourire se défroisse. Il rit plus fort quand je chante en turc. Il rapporte des trésors du night shop où il travaille en coup de vent-coup de main. Des vieux bonbons aux emballages fluo, des trucs que je bouffais à la pelle quand j’étais gosse. Ça parle de déconfinement, aux infos. Tout le monde respire. Ils en ont marre de boire l’apéro devant l’écran. Moi je pense à reculons. Je veux pas que ça bouge. Je veux pas retourner dans le bar, le voir fumer dans un coin. Je saurais pas quoi dire. Y a plus rien qui vient. Nâzim sent. Il dit on est pas mal, ici. J’aurai pas de boulot avant septembre, de toute façon. C’est un peu comme si ça continuait, pour moi, toute cette histoire impossible, bizarre, qu’on avait racontée cent fois mais seulement pour des livres et des séries télé. Depuis mon petit séisme personnel, y a vraiment rien qui me choque. Enfin, je vois bien que des choses émergent. Des dessins différents, des univers qui dormaient jusque-là. Les jours où je sens plus le muscle déchiré, où je passe devant ton nom sur la machine à café en le regardant bien en face, je me dis que c’est pour ça, pour permettre à tous ces mondes de s’accrocher au mur, que c’est arrivé. Pour Nâzim. J’ai envie de danser dans sa tête. J’attends un peu, encore.


[1] Nâzim Hikmet, Il neige dans la nuit et autres poèmes, Paris, Gallimard, 1999, p.192.

© Julie Trémouilhe

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Roue libre

Les bras se lèvent, les coudes tirent en arrière une charge invisible. L’air sert de résistance. Le corps se propulse en surplace, la tête est moteur de cette fuite en avant immobile.

© Julie Trémouilhe

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Ils dansent dans les halos bleus et rouges. La lumière chaude efface les détails, ne reste qu’une paire de sourcils froncés, un menton rentré qui oscille en rythme. Les bras se lèvent, les coudes tirent en arrière une charge invisible. L’air sert de résistance. Le corps se propulse en surplace, la tête est moteur de cette fuite en avant immobile. La sueur qui perlait le front gicle, éclabousse. On ne voit pas ce que l’on perd, on ne savait même pas qu’il y avait toute cette eau en nous. On vient ici la faire couler des pores et plus des yeux. Pas le temps de songer vraiment, juste celui de courir après le prochain mouvement, placer le poids, trouver un contrôle, une prise quand tout dehors dicte de lâcher. La musique m’hébète. Moi qui creuse d’habitude sous l’eau vers un calme de monstre marin, là où l’absence de lumière apporte clarté, je suis perdue, stoppée dans un mouvement mécanique que mon corps a appris en traître. J’observe les silhouettes, le pack sombre tourné vers un meneur dont la voix amplifiée par les baffles redresse les dos avachis, les postures fainéantes, les tricheurs. Puis laisser aller. Les cuisses, les mollets tournent seuls, déconnectés d’une impulsion nerveuse. On s’écroule sur son trône, on s’étire, on déploie des membres dans une envergure risquée, on vole, toujours sur place. Les pieds se décrochent d’un coup sec. La terre ferme accueille l’enveloppe vide. Je pousse la porte. La gifle de l’air, de suite. J’avais oublié le gris, l’odeur de l’espace-temps. Un visage familier, sur un court, qui s’essouffle aussi. Je sais que je retournerai danser dans leurs ondes rouges et bleues.

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Piece of cake

So I searched parallel voids looking for twenty non-existent years. I imagined his look when he’d meet me on his side of the land. I’d speak for hours about how I figured it out, the night trips of agglomerated days.

© Julie Trémouilhe

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He told me to go to Rome. There had been two tickets to Rome in his brain, once. One departure from my country, one from his. But they had stayed there, in the mental unrealised possibility that we could be reunited in Italy. He had never told me about their non-existent reality. He only mentioned them recently. A crumb piling on the uneasy pieces of cake we’ve been talking about for three years now. I guess he didn’t tell me at the time because it would have been another hesitant attempt at a romantic gesture, just another one ending up not living outside his brain. There were so many. Children playing in the back yard, his and ours. Encounters with friends, or family, at the local market, his hand in mine, no shame, no sorrow. One of these talks was about finding a way to curve time, to fold it and meet in the middle of our gap. This space of time that was perhaps the central issue. I say perhaps, trying not to be too naive. Because it felt more like space than time. A huge parcel almost impossible to cross. I say almost, because I was naive enough to think I could, while he had stated that he couldn’t from the beginning. Reaching the other side would mean finding twenty years I hadn’t lived yet. Or asking him to unlive infinite crumbs of memories. Erasing beloved persons, which seemed too cruel. So I searched parallel voids looking for twenty non-existent years. I imagined his look when he’d meet me on his side of the land. I’d speak for hours about how I figured it out, the night trips of agglomerated days. What I couldn’t picture were the inner changes. Two decades don’t just go through you, leaving you untouched, right? I had found many blows hidden on the inside surface of his skin. So I knew. I was unable, however, to grasp the other alterations, who he was before and then, who he could be if he lived in the middle of a folded page. But I never figured it out. I keep going. With the unpredictable newness of days. While two blurred shapes try to navigate an impossible land in the non-existent Rome. Or maybe, they gave up a long time ago. I’ll never know.

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Qu’est-ce qu’on raconte ?

Je me dis que je m’arrêterai, la prochaine fois. Que je dirai un truc. Même s’il est caché derrière une mousse. Que ça frétille dans ses oreilles. On refera le monde sur le zinc. Je regarderai la tête des ploucs attablés, puis lui, pilier des piliers. Toujours décalé. Un sourire qui sait mieux que tout le monde, depuis son envol immobile. Lui qui se balade sans bornes entre les pôles.

© Julie Trémouilhe

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Son envol immobile. Enveloppe feutrée balbutie entre les pavés. Vieil imper bleu marine, gris peut-être. Noir. Marron. Non, bleu, dans le souvenir, calé sur le Famous blue raincoat de Cohen. Un training en dessous. Des baskets confortables. La raie des fesses s’il se penche. Le corps qui déborde depuis toujours. Une allure lente, hagarde. Il traverse le passage clouté, celui qui atterrit sur le Bon vieux temps. Les tampons des cafés en coin agglutinés sur son passeport. Et moi je suis là, par hasard, entre ces rues qui résument bien nos petites errances familiales. Il reste quoi, un mètre ou deux. Je pourrais dire bonjour. Mais je le fais pas. Pas sûre qu’il me reconnaisse, de derrière ses grosses bières. Alors je dis rien, je ralentis moi aussi, je regarde passer l’imper. C’est beau, le courage. Sans doute la fatigue. La fois où j’essayais de le relever, en bas de l’immeuble, le slip sur les chaussures. La fois où j’ai pris le parlophone pour dire que j’ouvrirais pas. La fois où y avait plus de sous mais plein d’objets qui n’avaient pas de sens. La fois où il a dit « bandante » pour commenter mon physique, la fois où il se réveillait pas, dans le fauteuil, à côté des boîtes de lasagnes surgelées empilées depuis des mois. Les heures disparues, dont on ne sait rien, entre la crainte du pire et le soulagement du vide. Une fois c’était « Eh Julie, je t’emmerde ! ». Mais je comprends. J’y allais pas de main morte. J’enfonçais mes petits coups durs dans ce grand bonhomme mou. Parce que c’était peut-être juste un faux contact. C’est même pas moi qui me démenais le plus. Je sais pas s’il sent tout ça, mais il me garde bien hors-champ, les yeux près des semelles, pour pas tomber. Je continue tout droit pendant qu’il file en escargot sur ma droite. Je passe l’angle de la rue. Je me dis que je m’arrêterai, la prochaine fois. Que je dirai un truc. Même s’il est caché derrière une mousse. Que ça frétille dans ses oreilles. On refera le monde sur le zinc. Je regarderai la tête des ploucs attablés, puis lui, pilier des piliers. Toujours décalé. Un sourire qui sait mieux que tout le monde, depuis son envol immobile. Lui qui se balade sans bornes entre les pôles. Ce jour-là, le jour du passage clouté, c’est la dernière fois que je le vois debout. Je le sais pas, on sait jamais ça. C’est le bon vieux temps, le passé qui passe pas. La fois où il est resté trois jours et trois nuits rien qu’à l’eau, sur mes travaux d’unif, à corriger et clôturer comme personne. La fois où il a joué Petite Fleur au saxo, sur la terrasse du restaurant. La fois où il a sorti un mot latin, parce qu’il avait beaucoup de dicos dans la tête. La fois où il a parlé de sa ville devant les gens assis, toujours comme personne. La fois où il riait aux blagues graveleuses de son frère. Puis cette phrase, toujours la même, quand j’entrais dans son champ : « Alors, Miss Julie, qu’est-ce qu’on raconte ? ».

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I wanted to put some music on

I wanted to put some music on, my music, my terrible music, my terrible taste in music. A tune that would repeat itself, repeat, repeat, on and on, again and again. A music that would be in tune with my days, my repeated days.

© Julie Trémouilhe

© Julie Trémouilhe

I wanted to put some music on, my music, my terrible music, my terrible taste in music. A tune that would repeat itself, repeat, repeat, on and on, again and again. A music that would be in tune with my days, my repeated days. Days next to days till the next day. A tune that would get the rhythm of my days. A song that would grasp it all. If it could. And I would jump, jump till I lose the rhythm, jump to grab the terrible music that grasped my days. That conveyed it all. And no one would know. Because I have terrible taste in music.

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Il est surfeur

Il est flou, de loin, de profil, de dos, derrière l’objectif. Tu le connais. Il n’enlève pas ses lunettes de soleil. Il est nouveau, ici. Il est trop beau pour être vrai. Il donne son cœur, tiens, prends.

© Julie Trémouilhe

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Il est surfeur. Il aime son chien. Il va à la salle de gym cinq fois/semaine et il aime la forme que prennent ses quadriceps dans son jean moulant. Il aime la nature, la montagne. Il part marcher, seul et longtemps. Ils aiment tous la montagne. Je ne peux pas dire tous, mais là quand même. L’aventure, c’est son leitmotiv. Cherche des aventures. Il a 2000 photos instagram. Il est gentil. J’en sais rien en fait, mais ça se voit, c’est comme ça. Il cherche une femme intelligente et ambitieuse, qui ait de la répartie et le sens de l’humour. Il ne te demande pas ce que tu cherches. Il met le filtre « beauté ». Il préfère les selfies devant un miroir. Ses enfants, il les montre de suite. Normal. Il n’a pas de photo, pas de nom. Il déteste le principe. Il ne veut pas se prendre la tête. Il fait la fête. Au bord d’une piscine. Avec beaucoup d’amis bronzés. Il est barbu. Il est chauve. Il liste sa vie sous forme d’émoticônes. Il n’est pas doué pour les selfies. Il est soumis. Cherche dominatrice. Il est flou, de loin, de profil, de dos, derrière l’objectif. Tu le connais. Il n’enlève pas ses lunettes de soleil. Il est nouveau, ici. Il est trop beau pour être vrai. Il donne son cœur, tiens, prends. Il cuisine très bien. Il est torturé. J’en sais rien en fait, mais ça se voit, c’est comme ça. Il est artiste. Il est chief-executive-officer-marketing-sales-manager-operator. Il est tatoué, beaucoup. Il a ta couleur de peau. Il n’a pas ta couleur de peau. Il saute haut, à ski, en skate, en kyte, à pied. Il est flamand. Il est grand. Il faut le dire, absolument. Il est normal. Ça veut dire quoi ? J’en sais rien. Il est très bien. Et alors ? Rien. Il est trop vrai pour être beau. Il est seul. Tu es seule.  

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Lighter than lemon

He told me just to drink and dance.
I tried to be lighter than the lemon of our tequilas.
Lighter than salt.
I remember the words, repeated endlessly in my head:
lighter than lemon
lighter than lemon
lighter than lemon

as I walked in drunk silence next to him, back to my place.

© Julie Trémouilhe

© Julie Trémouilhe

I was mad and sad.
I cried over meaningless things while I thought there were no tears left.
I surprised myself with a deeper sadness and was mad at him because he was the source of it.
But there, in that bar, crying about nothing, being everything but me, adopting behaviours I abhorred, I was simply a fool.
I told him the hidden cause.
It did not change his unapologetic look.
I knew then that I was waiting for a sorry that would not come again.
It had shone at the very beginning of a renewed us.
This sorry about so many things.
And now, it had vanished.
Sorry but not sorry, instead, it seemed.
He told me just to drink and dance.
I tried to be lighter than the lemon of our tequilas.
Lighter than salt.
I remember the words, repeated endlessly in my head:
lighter than lemon
lighter than lemon
lighter than lemon
as I walked in drunk silence next to him, back to my place.
In the morning, the image was still floating in the mist of my brain.
I wondered how I could manage to be lighter than lemon when the smallest thing felt so heavy to bear lately.
I knew I needed to achieve it, in order to outlive the days, the past, the ideas, the people.
But all I had shown till now was the very opposite of a light lemon.
We had already talked the subject over and over.
It was the subject itself, by nature, that would maybe never be over.
All I had to do was to accept the painful truth, or leave.
To find a way to let it go, to blow the anger away and not to throw it at everyone’s face on every occasion.
To be lighter than lemon.

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On a lu Shakespeare

Je me disais : on a lu Shakespeare et compris qu'une mort peut être un événement dont on ne se relève pas. Qu'un chagrin d'amour suffit à faire une vie. On a cru qu'il était légitime de ne pas s'en remettre, d'en faire une tragédie, de fuir le tiède. On a cru que si ce n'était pas le triomphe du corps, de l'âme ou des larmes et des armes, ce n'était rien.

© Julie Trémouilhe

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Île de Vancouver, Canada, 28 septembre 2019,

Beau Baroudeur,

Les grains de sables s’accumulent sous ton ongle. Ta clope vacille. Je tends les doigts, très doucement. Je ne touche rien. Le mégot tombe. Pas grave, l’épiderme est intact. Je n’écris pas à ta silhouette penchée sur son propre récit d’aventures, là juste à côté de moi, alors que la distance s’étire sur la serviette, ce crocodile qui vous démembre un couple en un éclair de dents. J’écris à l’homme de l’absence sans os et sans peau à qui j’ai formulé tant de choses ces cinq derniers mois. Je t’ai lu des livres sur des pistes audio pour que tu les écoutes en marchant. J’aime cette idée, que ma voix s’est perdue sur des crêtes sauvages, quelque part entre le Mexique et le Canada. Le son faiblissait, je toussais, bâillais beaucoup et riais dans le dictaphone pour tromper le décalage entre ce présent où je t’attendais, et le futur où tu m’écoutais, résolument seul. Tu relèves la tête. La lumière de l’écran te distrait à longueur de temps. Dans une autre version de l’histoire, je suis en train de courir vers l’eau. Je prends l’élan nécessaire et j’envoie loin, haut, ton foutu téléphone. Ici, j’écris encore depuis le silence bourré de solitudes. Trois jours que je t’ai retrouvé, et je t’attends encore. Deux points sur la plage, perdus au milieu des ours invisibles. Je pense aux images de mon corps nu dans ce téléphone, au tien dans le mien. Poubelle ? Pas grave, l’épiderme est intact. Je n’ai pas retrouvé l’homme qui pleurait sur le quai de la gare en nous laissant, le Vieux Continent et moi. Il est parti en avril pour traverser tout l’Ouest américain, du sud au nord. Il a dû bifurquer en route. Ou bien l’amour est tombé du sac à un moment. Je devrais peut-être faire le chemin à l’envers ? Je croyais, pourtant. Ça arrive.

Je me faisais cette réflexion, hier, sur le coin de feu où on répète le même numéro de clown chaque soir : bouffe, bières, sourires tristes, beuh et marshmallows grillés. Je me disais : on a lu Shakespeare et compris qu'une mort peut être un événement dont on ne se relève pas. Qu'un chagrin d'amour suffit à faire une vie. On a cru qu'il était légitime de ne pas s'en remettre, d'en faire une tragédie, de fuir le tiède. On a cru que si ce n'était pas le triomphe du corps, de l'âme ou des larmes et des armes, ce n'était rien. Et à côté de ces croyances et cette foi naissante en un absolu qui promettait tout sauf la monotonie des lendemains, on vivait, on voyait d'autres choses. Des discours, des catastrophes, des gens forts et seuls, la résilience, des pas la fin du monde et vies qui continuent. On s'est fait laminer le cœur, on a vécu à côté d'êtres chers qui ne voulaient ni vivre ni mourir et qui sont morts quand même. Mais le rideau n'est pas tombé. Personne n'a clamé que "le reste est silence". On continue d'arroser son basilic qui crève deux jours plus tard. Ce n'est pas grave. On ne sait plus si rien n'est grave ou si tout l'est terriblement, absolument.

Tu reposes ton carnet pour aller pisser plus loin sur la végétation qui borde notre place de camping. Je me vois l’ouvrir, y lire à quoi et à qui tu penses. Puis je sens mon cœur fatigué qui tire dans l’autre sens. La lettre s’achève. Je vais me lever et marcher vers la masse dense des conifères géants. Je vais aller manger avec les ours. Leur demander s’ils ont vu passer mon baroudeur dans le coin. Me frotter à la griffe du monde. Pas grave, l’épiderme est intact.

L’autre point sur la plage


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